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Par jlmi le 4 Juin 2022 à 00:08
texte de isabelle le gouic ill. jlmi 2013
J’ai raté le train qui roulait entre les arbres. Les arbres roulaient sous les nuages, sur le toit bleu des wagons de nuit qui allaient trois par trois. La locomotive crachait mon ennui, car la nuit me nuit, et aussi des nuages bleu nuit, trois par trois. La vapeur cachait parfois la lune qui ne montrait qu’un quartier, qu’une partie pas partie. La lune montrait l’une, parfois l’autre. Elle n’était pas entière, elle n’était qu’en tiers.
Elle brûlait l’infinité des rails à toute vapeur. Les rails rattrapaient ma solitude et je m’y rejoignais.
Les vitres me regardaient et comptaient les vaches trois par trois. Ma solitude gagnait à me perdre et je perdais mon temps autant que mes printemps. Trois par trois, mes doigts tapotaient sur l’interdiction de se pencher dehors, d’abord en français, puis en anglais et en italien. Je me penchais sur les pas qui traînaient derrière moi et je n’avançais pas. J’attendais en français puis en anglais et en italien l’instant qui ne venait pas.
La gare était invisible, la salle des pas perdus se remplissait de mes doutes feutrés, l’horloge faisait des tic tac, trois par trois puis se taisait. Tic tac trois fois et je me regardais et tombais dans mon ombre. Un deux trois, soleil ! Le soleil luit, lui, quand moi je sombre, sombre. Les rayons dénombrent mes avatars. Il est trop tard.
J’ai raté le train qui ne m’attendait pas, alors ma solitude en a pris un autre. Les passagers étaient dans ma tête et ma tête voyageait. J’étais assise devant mes doutes, je les comptais trois par trois et ça ne faisait jamais cent. Alors, sans attendre son tour, mon sang faisait trois tours. Je doutais un peu plus, je faisais le dos rond et mes comptes étaient ronds. Le contrôleur passait devant moi et ne me voyait pas. Le cliquetis de la poinçonneuse me rappelait le parfum des lilas qui s’engouffrait dans des p’tits trous, toujours des p’tits trous.
Le train où je n’étais pas était vide de toute solitude et plein de brouhaha. Il crachait sa vapeur au museau des vaches qui broutaient trois par trois et giflait la lune parfois, je ne sais pas pourquoi. Je ne sais pas pourquoi ce train là ne voulait pas de moi. Alors, je chemine, ma solitude accrochée aux rails, en français puis en anglais et en italien, trois p’tits tours et puis s’en va, dans un tortillard qui n’existe que pour moi.
J’ai raté le train qui roulait entre les arbres. Les arbres roulaient sur les nuages, sur le toit bleu des wagons de nuit qui allaient trois par trois, sans moi, sans toi. Emoi...
''Le train qui entre en gare ne prend plus de voyageurs.
Je répète : Le train qui entre en gare ne prend plus de voyageurs'' ...
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Par jlmi le 22 Mai 2022 à 00:11
texte jlmi photo x fin du 19 ème siècle
Sur la plaque de verre, la surface sensible s’est oxydée. Au côté de zones sépia, l’argent est revenu au jour, bleuissant légèrement l’image sans la détruire.
Le métal ennoblit au contraire la femme dévêtue, crée un charme particulier qui détruit ce qui aurait pu n’être qu’un nu de dessous le manteau, une image de maison close.
La pose est d’une statue mais avec la vie en plus.
Le visage aux yeux baissés, regard ombré comme gêné. Un nez un peu fort au-dessus d’une bouche sensuelle. Les longs cheveux défaits qu’une main tente d’ordonner tandis que l’autre tient une courte fleur. Est-ce pour la mettre à ses cheveux que le modèle attend que le photographe ait achevé son travail ?
Cette main droite est coquine, voyez, elle retient une mèche de cheveux qui sans doute cacherait le sein si... En contrepoint du mamelon ainsi révélé, le nombril éclate au centre du ventre au doux modelé.
On le sent légèrement bombé. En parfaite harmonie avec le dessin des hanches. Le galbe juste pour la mise en valeur de la vaste toison noire qui vêt le pubis d’une troublante sensualité. On pressent cette parure épaisse et dense, apte à conserver un secret…
L’image s'interrompt subitement aux genoux, conférant à l’ensemble une allure de Vénus sortant du bain. Vénus au corps argentique.
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Par jlmi le 21 Mai 2022 à 00:14
texte de cécile coulon collage jlmi 2014
Laissez les hommes quitter leurs femmes pour d'adorables jeunes filles
Laissez les femmes quitter leurs hommes pour des garçons polis
Les enfants vont grandir les douleurs les fantasmes et les hivers aussi
Laissez les clés à vos voisins laissez les chiens faire leurs besoins et les chiennes leurs petits
Laissez-les se noyer dans l'eau du bain laissez flotter vos chagrins à la surface du whisky
Les poètes sont des boxeurs qui ne savent plus sur quel pied danser laissez-les transpirer
Les romanciers sont des marathoniens qui s'épuisent avant la fin laissez-les s'abreuver
Laissez les blondes avoir d'énormes seins laissez les brunes avoir de longues jambes
Les gens qui se haïssent vous savez souvent s'assemblent
Côte à côte main dans la main pourtant nous n'avons rien à faire ensemble
Laissez les gens baiser comme des lapins laissez les gens faire l'amour comme dans les films
Laissez les gens s'enfermer se salir s'indigner
Ça n'ira pas plus loin qu'une lettre d'adieu sur le frigo dans la cuisine
Laissez l'adolescence faire rugir sa colère déplacer des montagnes et tarir les rivières
Laissez les bons élèves se rêver musiciens laissez les ouvriers se rêver magiciens
Transformer la machine en mannequin libérer la colombe étouffée dans leurs mains
Laissez les médecins tirer sur l'ambulance ouvrez les hôpitaux aux malades du coeur
Fracassés par l'absence la puissance de l'ennui le manque de chaleur
Laissez les femmes lécher d'autres femmes
Laissez les hommes sucer d'autres hommes
Qu'est-ce que ça peut vous faire l'appartement est vide et le désir s'affame
Comme une fille qui n'a plus que la peau sur les os et du sel dans ses larmes
Laissez les animaux pisser sur vos portails laissez vos descendants cracher sur vos portraits
Personne n'est obligé d'aimer la ligne du même sang la haine a ses blasons que la famille ignore
Laissez les amoureux oublier qu'ils ont aimé laissez les malheureux oublier qu'ils ont sombré
La solitude est une eau douce il fait bon s'y baigner laissez vos gosses passer la nuit dehors
Ce sera moins dangereux que le mauvais décor de vos deux corps fermés coquillages silencieux
Laissez vos chaussures dans l'entrée
Laissez vos écharpes sécher
Il pleut dans mon coeur comme sur un toit d'ardoise et le vent souffle fort
Laissez-moi profiter d'un oreiller brûlant le navire ne prend plus de passager à bord
Laissez les écrivains devenir célèbre avant leur mort laissez les écoliers sécher leurs yeux et la classe
Ils ont le droit d'avoir peur vous avez le droit de vous taire le passé est une enclume l'avenir une menace
Laissez-moi penser à vous comme si nous avions toujours eu des mains liées des bouches humides
Laissez-moi vous voir je connais votre visage les lignes de vos pommettes jusqu'à vos premières rides
Laissez-moi prendre du recul du poids de la distance
Laissez-moi prendre de l'élan du pognon de l'espace
Le talent se construit le génie se libère laissez les anonymes écarter en deux murs la surface de la terre
Inscrire à l'encre des paupières les envies de voyage de douceur de promesses mensongères
Laissez-moi tranquille mes histoires me suffisent je n'ai besoin de rien
Il pleut dans mon coeur comme sur un toit d'ardoise et j'entends de ma chambre aboyer les derniers chiens.Source cg délit de poésie http://delitdepoesie.hautetfort.com/
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Par jlmi le 20 Mai 2022 à 00:49
texte amina saïd ill. "alzheimer" jlmi 2019
Le vieil homme dans la rue
ne trouve pas le chemin de la maison
le jour devenu étranger au jour
deux aiguilles arrêtées à l’horloge du soleil
il y a un chemin peut-être un escalier
à gravir ou à descendre
un miroitement dans les fenêtres du ciel
une clé et une porte pour la clé
quelque chose s’est arrêté
le privilège de la mémoire
ou est-ce le temps qui l’a oublié
ou l’enfant qu’il a vu grandir dans le miroir
ou ce à quoi il rêvait quand il écrivait
le plus beau des signes indique
qu’il n’y a rien à comprendre
juste une porte pour la clé
le cheval de Troie n’était pas un cheval
rien qu’une machine de guerre – la mort déguisée
quand la vie se détourne (dit le vieil homme)
l’avenir sera d’autant plus radieux
qu’il ne sera pas (dit le vieil homme)
puisque je suis à l’intérieur de l’instant
où soudain il n’y a plus rien –
et si terriblement éloigné de l’infini
le poème comme la revanche de l’autre en soi
le nu des choses
avec une porte pour la clé
in Siècle 21 n°24 2014
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Par jlmi le 19 Mai 2022 à 00:11
texte boris vian photo x hiroshima
Mon oncle un fameux bricoleur
Faisait en amateur des bombes atomiques
Sans avoir jamais rien appris
C’était un vrai génie question travaux pratiques
Il s’enfermait toute la journée
Au fond de son atelier pour faire ses expériences
Et le soir il rentrait chez nous
Et nous mettait en transes
En nous racontant tout:
“Pour fabriquer une bombe “A”
Mes enfants croyez-moi
C’est vraiment de la tarte
La question du détonateur
Se résout en un quart d’heureC’est de celles qu’on écarte
En ce qui concerne la bombe “H’
C’est pas beaucoup plus vache
Mais une chose me tourmente
C’est que celles de ma fabrication
N’ont qu’un rayon d’action
De trois mètres cinquante
Il y a quelque chose qui cloche là-dedans
J’y retourne immédiatement !”Il a bossé pendant des jours
Tachant avec amour d’améliorer le modèle
Quand il déjeunait avec nous
Il dévorait d’un coup sa soupe aux vermicelles
On voyait à son air féroce
Qu’il tombait sur un os
Mais on n’osait rien dire
Et puis un soir pendant le repas
Voilà Tonton qui soupire et qui s’écrie comme ça:“À mesure que je deviens vieux
Je m’en aperçois mieux
J’ai le cerveau qui flanche.
Soyons sérieux, disons le mot
C’est même plus un cerveau
C’est comme de la sauce blancheVoilà des mois et des années
Que j’essaie d’augmenter
La portée de ma bombe
Et je ne me suis pas rendu compte
Que la seule chose qui compte
C’est l’endroit où elle tombe
Il y a quelque chose qui cloche là-dedans
J’y retourne immédiatementSachant proche le résultat
Tous les grands chefs d’état
Lui ont rendu visite
Il les reçut et s’excusa de ce que sa cagna
Était aussi petite
Mais sitôt qu’ils sont tous entrés
Il les a enfermés en disant “soyez sages”
Et quand la bombe a explosé
De tous ces personnages il n’est plus rien restéTonton devant ce résultat ne se dégonfla pas
Et joua les andouilles
Au tribunal on l’a traîné et devant les jurés
Le voilà qui bafouille:
“Messieurs c’est un hasard affreux
Mais je jure devant Dieu
Qu’en mon âme et conscienceEn détruisant tous ces tordus
Je suis bien convaincu
D’avoir servi la France”
On était dans l’embarras
Alors on le condamna et puis on l’amnistia
Et le pays reconnaissant l’élut immédiatement
Chef du gouvernement.votre commentaire
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