• l'oeil & la plume... bouche pleine

     

    l'oeil & la plume... bouche pleine

    texte de murièle modély                                          ill. jlmi 2019

     

     

     

     

     tu es assise à table, à faire tourner entre ton pouce et ton index
    une coupe remplie d'alcool, disons... du champagne
    à laper, tu te reprends, à siroter quelques gorgées, entre deux rires et un regard

    /

    soudain tu te mets à tousser en postillons serrés, le rêve démesuré
    tu bois une bière dans un bock, assise à la table écaillée
    pendant que lui regarde dans l'autre pièce, un truc ou l'autre à la télé

    /

    tu tousses, mais ce n'est pas la bière ou la peur qu'il te voit
    à cette heure déjà en train de picoler, qui te fait crachoter
    la télé est à fond, il ne t'entend jamais

    /

    tu bois vite, tu manges vite, tu vis vite, faut faire passer tout ça
    lui ou un autre, tu avales, tousses, t'étouffes
    ton rêve comme une arête coincée en travers de la gorge

    /

    faut faire passer tout ça...
    t'avais dit ça aussi quand elle avait pris l'aiguille à tricoter
    t'avais dit ça tout pareil sans majuscule ni point d'exclamation
    l'aiguille à tricoter en métal blanc

    /

    l'envie de tricoter t'est d'ailleurs passé d'un coup
    quand ton regard se pose maintenant
    sur la pelote dans le panier
    c'est bizarre, tu penses à un crâne réduit en miettes
    les fils de laine en boule, comme du tissu cérébral, emmêlés

    /

    de toute façon, le tricot c'était pour faire plaisir à ta mère
    le genre de truc, penses-tu, qui plaît aux hommes, avec les turlutes
    le rouge te monte aux joues, parce que ce mot tu ne le dis jamais, ta mère si

    /

    ton assiette est rouge, tu pensais que peut-être
    la couleur passerait avec la mousse
    tu as beau picoler, toujours le rouge  devant toi
    les spaghettis figent dans la sauce grasse
    il est neuf heures, tu n'as pas faim

    /

    l'assiette te donne des hauts le cœur, il ne dit rien
    - il ne dit jamais rien
    il n'a rien dit la veille, quand tu t'es soudain arrêtée de manger
    quelque chose coincé dans l’œsophage
    il a juste frappé la table très fort
    du plat de la main

    /

    alors tu avais mis l'assiette au frigo, sans rien dire toi non plus
    parce que c'est toujours pareil, tu ne peux t'empêcher de faire tout de travers
    non contente de vivre aux crochets de la société, de ta mère, des hommes
    tu ne peux t'empêcher de te faire remarquer

    /

    le ventre
    la bouche pleine
    l'aiguille à tricoter
    tout ce que tu avales
    tu le recraches

    /

    ce matin, tu as ressorti l'assiette
    car tu ne peux pas passer ta vie à gaspiller
    tout ce qu'on s'échine à te donner

    /

    ce matin, tu regardes l'assiette
    au milieu de tes rêves qui hoquètent
    tu avales des bières, l'estomac au bord
    tout au bord des lèvres
    en chipotant encore
    les restes du repas d'hier


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