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texte de carole david ill. sylvia plath & ann sexton
pour saluer Sylvia Plath et Ann Sexton
Sylvia et Ann boivent des martinis dans le bar
d’un hôtel à Boston. Leurs robes aux motifs soyeux
s’enroulent autour de leurs doigts; elles se demandent
s’il faut être hantées par la vaisselle et les draps
pour écrire des poèmes dans lesquels les objets volent
entre vers et prose, atterrissent sur les murs
de la cuisine et se fracassent au cœur des images
ou des phrases déclinées durant leurs années
d’apprentissage. Les deux femmes, ménagères averties,
écrivent sur les boîtes de macaronis, les préparations
pour gâteau; Betty Crocker est une muse, spatule
à la main, elle scande la mesure de leurs cris étouffés
dans le garde-manger. Les portes d’armoire claquent,
le lavabo hurle ses déchets accumulés par la famille.
Sylvia et Ann boivent des martinis, leur tête
est lourde, le travail s’accumule depuis leur départ.
J’écoute leur conversation féroce, je suis derrière,
subjuguée par leur maîtrise des mots et de l’art ménager;
émue je m’incline devant leurs voix.
Je n’ouvrirai pas le gaz de la cuisinière.
« Les poètes boivent des martinis », Manuel de poétique à l’intention des jeunes filles, Montréal, Les Herbes rouges, 2010.
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texte de chloé savoie-bernard photo x chloé savoie bernard
une réceptionniste deux fois une infirmière
un membre du personnel soignant et même
la médecin alors qu’elle avait les mains
dans mon sexe me défaisant de ma grossesse
chaque fois elles m’ont dit tu es belle
la jolie mademoiselle ritournelle ma beauté
chœur grec qu’annoncez-vous
ma beauté gun qui shine retourné contre ma tempe
alors vraiment je suis belle grand bien m’en fasse
ça me fait une belle jambe les chevilles coincées
dans les étriers un bébé mort en petits morceaux
entre les jambes tombe-t-il
qui le rattrape je suis belle le nez
qui coule les yeux qui braillent
il meurt il meurt je suis belle
est-ce que cela m’absout est-ce que
cela me sauve
cette
beauté
Chloé Savoie-Bernard, « beauté formol », Royaume scotch tape, L’Hexagone, 2015.
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Musique de Jean-Baptiste de Laubier & Arthur Simonini
Paroles
« Et amplius non oriri et parva videntur esse, qui neque volare possit ».
« Plus nous nous élevons et plus nous paraissons petits à ceux qui ne savent pas voler ».( Friedrich Nietzsche)
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texte de amina saïd ill. jlmi 2020
chaque jour tu rattrapais la lune
qui fuyait
chaque jour tu approchais de mon silence
pour y mêler le tien
je me voyais poser la main sur une ombre
moi-même j’étais une ombre
sans paupières
nous étions notre propre désert
pierre au vif des sables
et source dans l’amour du monde
nous étions l’oiseau blanc
qui porte le nuage entre ses ailes
nous étions le vol et l’oiseau
fendant le ciel du regard
quand s’abolit la distance
et que renaît le feu
soleil à son lever
chaque jour tu rattrapais la lune
qui fuyait
nous étions la lune et le soleil
et la couleur qui soutient le ciel
et son commencement
nous étions lumière et ténèbres
nous étions la roue
qui assemble le jour et la nuit
nous étions l’homme la femme
et l’enfant que je voyais en toi
chaque jour tu approchais de mon silence
pour y mêler le tien
nous étions la totalité
des voyelles et des consonnes
que scellaient nos bouches de chair
nous étions le feu vif et la cendre
et nos propres décombres
nous étions tout ce qui n’eut pas lieu
et qui dure
Amina Saïd « soleil à son lever », La douleur des seuils, Paris, Clepsydre/ La Différence, 2002.
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texte de assia djèbar photo x assia djèbar aka fatima zohra
Un pays sans mémoire est une femme sans miroir
Belle mais qui ne le saurait pas
Un homme qui cherche dans le noir
Aveugle et qui ne le croit pas
Mon aïeul un jour perdit sa noble tête
Au combat parmi ses guerriers
Décapité son corps devant la femme fut jeté
Par l’ennemi français
C’était en dix-huit cent soixante-dix
Ou soixante et onze
Cette date je l’ai retrouvée
Dix ans après
Que la plus vieille de la famille me conta l’épopée
C’était...quand donc était-ce petite mère cette colère
C’était l’année de la grande misère
Où les femmes trop tôt accouchaient
Où les enfants de famine mouraient
Et les hommes aussi à la guerre
Mon aïeul un jour perdit sa noble tête
Au combat parmi ses guerriers
Et l’histoire contée se répète
Rosée sur les feuilles de la nuit
Prunelles dans le blanc des yeux de l’oubli
Merveilles dans les songes d’enfance attentive
Et l’histoire se répète à côté de la braise
Avec des mots brisés
Et des voix qui se cherchent
Et des vieilles méprisées
Parce qu’elles ne parlent pas français
Un pays sans mémoire est une femme sans miroir
Un homme qui cherche dans le noir.
Assia Djébar, « Un pays sans mémoire... », Poésie algérienne francophone contemporaine, Paris, Autres Temps, 2004.
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