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Par jlmi le 14 Juin 2020 à 00:02
texte & portrait de denise desautels
j’en veux
encore, toujours plus, insatiable
je veux les remuer à la pelle
la mémoire, je l’agrippe
comme autrefois
cette médaille bénie
une Vierge chassant les démons
me cramponne à elle, la retiens
pour nous deux, la mémoire
ses empreintes rouillées
par ta salive, et leurs figures
insistent, descendent et montent
de ma tête à ma paume
sur le fil fou d’un yo-yo
ton corps d’orante
chargé de sombres vocables
cognent dur les figures du souvenir
se heurtent les unes
les autres, indices bruyants
qui molestent mes phrases
chutes, sanglots, fatalité
tout y passe, observe-la
cette surenchère de nos deuils
à la queue leu leu
cette répétition de la fin
en cercles concentriques, qui fauche
notre maison en briques rouges
sa voisine et la suivante
la terre au grand complet
comme un raz-de-marée
cette cohue de fins, depuis
que le monde sensible
a commencé
or, c’est mon affaire, c’est ma vie
tu le sais bien, nos morts
par poignées
leur tatouage s’empourpre
dans ma chair, dans ma bouche
entre mes dents, leur débris d’âmes
cependant on ne le dit pas assez
leur vagabondage a lieu
ailleurs, à distance, au-dessus
de notre chaos humain
déformé par l’écho
les âmes, en chœur trépignent
amour, envie, dévastation, colère
peu importe, elles pataugent
les âmes en déroute
au fond de cette voûte
ce Ciel extravagant
le leur, le tien
parfois c’est fou, maman
on dirait des bandes de corbeaux
pris au piège
du Ciel, les âmes
[...]
Denise Desautels, « De futurs souvenirs », Pendant la mort, Montréal, Éditions Québec Amérique, 2002.
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Par jlmi le 13 Juin 2020 à 00:01
texte & portrait de catherine pozzi
La grande amour que vous m’aviez donnée
Le vent des jours a rompu ses rayons —
Où fut la flamme, où fut la destinée
Où nous étions, où par la main serrée
Nous nous tenions
Notre soleil, dont l’ardeur fut pensée
L’orbe pour nous de l’être sans second
Le second ciel d’une âme divisée
Le double exil où le double se fond
Son lieu pour vous apparaît cendre et crainte,
Vos yeux vers lui ne l’ont pas reconnu
L’astre enchanté qui portait hors d’atteinte
L’extrême instant de notre seule étreinte
Vers l’inconnu.
Mais le futur dont vous attendez vivre
Est moins présent que le bien disparu.
Toute vendange à la fin qu’il vous livre
Vous la boirez sans pouvoir être qu’ivre
Du vin perdu.
J’ai retrouvé le céleste et sauvage
Le paradis où l’angoisse est désir.
Le haut passé qui grandit d’âge en âge
Il est mon corps et sera mon partage
Après mourir.
Quand dans un corps ma délice oubliée
Où fut ton nom, prendra forme de cœur
Je revivrai notre grande journée,
Et cette amour que je t’avais donnée
Pour la douleur.
Catherine Pozzi, « Vale », Œuvre poétique, Éditions de la différence, Paris, 1988 [1926].
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Par jlmi le 12 Juin 2020 à 00:51
texte anne sexton ill. X
Alors je pense à toi au lit, à ta langue moitié chocolat, moitié océan, aux maisons où tu entres avec désinvolture, à tes cheveux en laine d’acier, à tes mains tenaces et à comment le désir nous dévore lorsque nous sommes tous les deux. Comment tu viens et prends ma coupe de sang et nous lies ensemble et bois ma sève saline. Nous sommes nus. Nous nous sommes déshabillés jusqu’à l’os et ensemble nous nageons à contre courant dans cette rivière appelée Possession et nous nous y enfonçons ensemble. Personne n’est seul.
Then I think of you in bed, your tongue half chocolate, half ocean, of the houses that you swing into, of the steel wool hair on your head, of your persistent hands and then how we gnaw at the barrier because we are two. How you come and take my blood cup and link me together and take my brine. We are bare. We are stripped to the bone and we swim in tandem and go up and up the river, the identical river called Mine and we enter together. No one’s alone.
trad. jlmi
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Par jlmi le 10 Juin 2020 à 00:45
texte & photo de colette daviles-estinès
Il était une fois au Vietnam, ma sœur, un frère.
Il était une fois leur père, ma mère et ce qui arrive souvent aux couples,
leur père, ma mère, un divorce.
Il était une fois ma mère, mon père et nous.
Il était une fois ma sœur, un frère, leur père disparus
sans laisser de trace.
Il était une fois ma mère et sa souffrance.
Il était une fois en Nouvelle-Zélande, mon père, un crabe.
Ils se sont battus, mon père a perdu.
Il était une fois ma mère et sa souffrance.
Il était une fois en France, ma mère, un nouveau père et nous.
Il était une fois au Tchad, ma mère, leur père.
Ils ne se sont rien dit.
Mais il était cette fois où nous avons appris l’existence quelque part de ma sœur, un frère.
Mon nouveau père a aidé ma mère à les retrouver.
Il était une fois au Ghana, ma sœur, et un frère à Paris.
Ma mère, ma sœur et mon nouveau père se sont rencontrés, connus, reconnus,
aimés.
Il était une fois en Côte d’Ivoire, j’ai rencontré ma sœur.
Un frère n’a pas voulu nous connaître.
Il se sentait abandonné, trahi, volé.
Il était une fois en France, ma mère, un crabe.
Ils se sont battus, ma mère a perdu.
Il était une fois mon nouveau père et sa souffrance.
Il était une fois, trop tard, un frère qui pleurait dans nos bras.
Mon nouveau père lui disait : Elle est là-haut – alors qu’elle était en bas, sous la pierre – et elle te voit, je suis sûr qu’elle est heureuse.
Il était trop de fois mon nouveau père et sa souffrance.
Il ne s’est pas battu.
Il était une fois ma sœur, un crabe.
Ils se sont battus, ma sœur a perdu.
Des années que je porte cette histoire sans trop savoir par quel bout la prendre.
Ma sœur, tu voulais que je l’écrive. Maintenant que c’est fait, j’espère que tu me lis là-haut, en bas sous la pierre.Colette Daviles-Estinès, in Matrie, éditions Henry, 2018
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Par jlmi le 8 Juin 2020 à 00:33
texte & portrait de monica bolduc
au lieu de sortir
je m’assois
fixe le bois franc
de mes yeux gonflés
de longues minutes
mes draps sont encore tachés
de ma dernière bonne baise
les yeux fermés
je rêve
fais couler un bain
m’y allonge
mon corps trop grand
mes mains ne sont pas les miennes
tremblent
jurent trop
ça ne peut pas être mes mains
du liquide chaud coule
sur mes joues
réussis à me sortir
de mon corps trop grand
le miroir
me crache l’image
d’une inconnue
aux cernes trop creux
parfumée à l’envie de mourir
et au miel
réveil soudain
ciel gris
peut-être bleu
des microorganismes poussent
au fond des tasses de café
encore à moitié pleines
et décorent
les comptoirs sales
de mon one bedroom
qui sent presque aussi pire
que mes idées malades
Monica Bolduc, « Another Day », Dead End, Éditions Perce-Neige, 2017, p. 64-65.
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