• texte & portrait de denise desautels

     

     

     

                            j’en veux

    encore, toujours plus, insatiable

    je veux les remuer à la pelle

    la mémoire, je l’agrippe

    comme autrefois

    cette médaille bénie

    une Vierge chassant les démons

    me cramponne à elle, la retiens

    pour nous deux, la mémoire

    ses empreintes rouillées

    par ta salive, et leurs figures

    insistent, descendent et montent

    de ma tête à ma paume

    sur le fil fou d’un yo-yo

    ton corps d’orante

    chargé de sombres vocables

    cognent dur les figures du souvenir

    se heurtent les unes

    les autres, indices bruyants

    qui molestent mes phrases

    chutes, sanglots, fatalité

    tout y passe, observe-la

    cette surenchère de nos deuils

    à la queue leu leu

    cette répétition de la fin

    en cercles concentriques, qui fauche

    notre maison en briques rouges

    sa voisine et la suivante

    la terre au grand complet

    comme un raz-de-marée

    cette cohue de fins, depuis

    que le monde sensible

    a commencé

    or, c’est mon affaire, c’est ma vie

    tu le sais bien, nos morts

    par poignées

    leur tatouage s’empourpre

    dans ma chair, dans ma bouche

    entre mes dents, leur débris d’âmes

    cependant on ne le dit pas assez

    leur vagabondage a lieu

    ailleurs, à distance, au-dessus

    de notre chaos humain

    déformé par l’écho

    les âmes, en chœur trépignent

    amour, envie, dévastation, colère

    peu importe, elles pataugent

    les âmes en déroute

    au fond de cette voûte

    ce Ciel extravagant

    le leur, le tien

    parfois c’est fou, maman

    on dirait des bandes de corbeaux

    pris au piège

    du Ciel, les âmes

                [...]

     

    Denise Desautels, « De futurs souvenirs », Pendant la mort, Montréal, Éditions Québec Amérique, 2002.

     

     


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  • l'oeil & la plume... Vale

    texte & portrait de catherine pozzi

     

     

    La grande amour que vous m’aviez donnée

    Le vent des jours a rompu ses rayons —

    Où fut la flamme, où fut la destinée

    Où nous étions, où par la main serrée

                            Nous nous tenions

     

    Notre soleil, dont l’ardeur fut pensée

    L’orbe pour nous de l’être sans second

    Le second ciel d’une âme divisée

    Le double exil où le double se fond

     

    Son lieu pour vous apparaît cendre et crainte,

    Vos yeux vers lui ne l’ont pas reconnu

    L’astre enchanté qui portait hors d’atteinte

    L’extrême instant de notre seule étreinte

                            Vers l’inconnu.

     

    Mais le futur dont vous attendez vivre

    Est moins présent que le bien disparu.

    Toute vendange à la fin qu’il vous livre

    Vous la boirez sans pouvoir être qu’ivre

                            Du vin perdu.

     

    J’ai retrouvé le céleste et sauvage

    Le paradis où l’angoisse est désir.

    Le haut passé qui grandit d’âge en âge

    Il est mon corps et sera mon partage

                            Après mourir.

     

    Quand dans un corps ma délice oubliée

    Où fut ton nom, prendra forme de cœur

    Je revivrai notre grande journée,

    Et cette amour que je t’avais donnée

                            Pour la douleur.

     

     

    Catherine Pozzi, « Vale », Œuvre poétique, Éditions de la différence, Paris, 1988 [1926].

     


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  • l'oeil & la plume... tes mains tenaces

    texte anne sexton                                                                                  ill. X

     

    Alors je pense à toi au lit, à ta langue moitié chocolat, moitié océan, aux maisons où tu entres avec désinvolture, à tes cheveux en laine d’acier, à tes mains tenaces et à comment le désir nous dévore lorsque nous sommes tous les deux. Comment tu viens et prends ma coupe de sang et nous lies ensemble et bois ma sève saline. Nous sommes nus. Nous nous sommes déshabillés jusqu’à l’os et ensemble nous nageons à contre courant dans cette rivière appelée Possession et nous nous y enfonçons ensemble. Personne n’est seul.

     

    Then I think of you in bed, your tongue half chocolate, half ocean, of the houses that you swing into, of the steel wool hair on your head, of your persistent hands and then how we gnaw at the barrier because we are two. How you come and take my blood cup and link me together and take my brine. We are bare. We are stripped to the bone and we swim in tandem and go up and up the river, the identical river called Mine and we enter together. No one’s alone.

    trad. jlmi

     

     


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  • l'oeil & la plume...

    texte & photo de colette daviles-estinès

     

     

     

    Il était une fois au Vietnam, ma sœur, un frère.
    Il était une fois leur père, ma mère et ce qui arrive souvent aux couples,
    leur père, ma mère, un divorce.
    Il était une fois ma mère, mon père et nous.
    Il était une fois ma sœur, un frère, leur père disparus
    sans laisser de trace.
    Il était une fois ma mère et sa souffrance.
    Il était une fois en Nouvelle-Zélande, mon père, un crabe.
    Ils se sont battus, mon père a perdu.
    Il était une fois ma mère et sa souffrance.
    Il était une fois en France, ma mère, un nouveau père et nous.
    Il était une fois au Tchad, ma mère, leur père.
    Ils ne se sont rien dit.
    Mais il était cette fois où nous avons appris l’existence quelque part de ma sœur, un frère.
    Mon nouveau père a aidé ma mère à les retrouver.
    Il était une fois au Ghana, ma sœur, et un frère à Paris.
    Ma mère, ma sœur et mon nouveau père se sont rencontrés, connus, reconnus,
    aimés.
    Il était une fois en Côte d’Ivoire, j’ai rencontré ma sœur.
    Un frère n’a pas voulu nous connaître.
    Il se sentait abandonné, trahi, volé.
    Il était une fois en France, ma mère, un crabe.
    Ils se sont battus, ma mère a perdu.
    Il était une fois mon nouveau père et sa souffrance.
    Il était une fois, trop tard, un frère qui pleurait dans nos bras.
    Mon nouveau père lui disait : Elle est là-haut – alors qu’elle était en bas, sous la pierre – et elle te voit, je suis sûr qu’elle est heureuse.
    Il était trop de fois mon nouveau père et sa souffrance.
    Il ne s’est pas battu.
    Il était une fois ma sœur, un crabe.
    Ils se sont battus, ma sœur a perdu.
    Des années que je porte cette histoire sans trop savoir par quel bout la prendre.
    Ma sœur, tu voulais que je l’écrive. Maintenant que c’est fait, j’espère que tu me lis là-haut, en bas sous la pierre.

     

     

    Colette Daviles-Estinès, in Matrie, éditions Henry, 2018

     

     


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  • l'oeil & la plume... another day

    texte & portrait de monica bolduc

     

    au lieu de sortir

    je m’assois

    fixe le bois franc

    de mes yeux gonflés

    de longues minutes

    mes draps sont encore tachés

    de ma dernière bonne baise

    les yeux fermés

    je rêve

    fais couler un bain

    m’y allonge

    mon corps trop grand

    mes mains ne sont pas les miennes

    tremblent

    jurent trop

    ça ne peut pas être mes mains

    du liquide chaud coule

    sur mes joues

    réussis à me sortir

    de mon corps trop grand

    le miroir

    me crache l’image

    d’une inconnue

    aux cernes trop creux

    parfumée à l’envie de mourir

    et au miel

     

    réveil soudain

    ciel gris

    peut-être bleu

    des microorganismes poussent

    au fond des tasses de café

    encore à moitié pleines

    et décorent

    les comptoirs sales

    de mon one bedroom

    qui sent presque aussi pire

    que mes idées malades

     

    Monica Bolduc, « Another Day », Dead End, Éditions Perce-Neige, 2017, p. 64-65. 

     

     


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